12 juin – La fille de mes rêves
Obscurité.
Si je n’y voyais goutte, je sentais mes poumons se vider de leur oxygène. Je n’arrivais plus à respirer. L’air était lourd de fumée, et je toussais, m’étranglais.
Ethan !
Sa voix me parvenait, de très loin cependant. Autour de moi, la chaleur était intense ; une pestilence de cendres et de mort planait.
Non, Ethan !
Au-dessus de moi, la lame d’un couteau a émis un reflet. Un rire sinistre a retenti. Sarafine. Dont je ne distinguais pas le visage, pourtant. Quand le poignard s’est enfoncé dans mon ventre, j’ai compris où je me trouvais. À Greenbrier, sur le toit de la crypte, à deux doigts de mourir.
J’ai essayé de hurler, pas un son n’est sorti de mes lèvres. Sarafine a rejeté la tête en arrière en s’esclaffant, ses mains crochetées autour du manche du couteau plongé dans mon estomac. J’agonisais, et elle riait. Le sang coulait partout autour de moi, dans mes oreilles, mes narines, ma bouche. Il avait un goût particulier, celui du cuivre, celui du sel.
Mes poumons donnaient l’impression de s’être transformés en deux lourds sacs de ciment. Quand le rugissement du sang dans mes tympans a noyé la voix de Lena, j’ai été submergé par une émotion familière – le sentiment de perte. Vert et or. Citrons et romarin. Je les ai humés à travers le sang, la fumée et les cendres. Lena.
Moi qui avais toujours cru que je ne pourrais vivre sans elle, j’allais devoir m’y résigner.
— Ethan Wate ! Pourquoi est-ce que je n’entends pas la douche couler ?
Je me suis redressé d’un bond dans mon lit, trempé de sueur. J’ai fait courir ma paume sous mon tee-shirt, sur ma peau. Aucune trace de sang. N’empêche, j’ai distingué la marque en relief, à l’endroit où, dans mon rêve, la lame m’avait transpercé. Soulevant mon tee-shirt, j’ai observé la cicatrice rose inégale. Une balafre identique à un coup de couteau fendait mon abdomen. Elle avait surgi de nulle part, blessure onirique.
Sinon qu’elle existait pour de bon, qu’elle faisait mal. Je n’avais pas été victime d’un de mes rêves depuis l’anniversaire de Lena. Je ne savais pas pourquoi ils revenaient maintenant. Je m’étais accoutumé à me réveiller avec de la terre entre mes draps ou de la fumée dans mes poumons, mais c’était la première fois que je reprenais conscience en souffrant. J’ai tenté d’oublier la douleur, de me convaincre que rien de tout cela n’était vraiment arrivé. Malheureusement, mon ventre se rappelait à moi. J’ai regardé par la fenêtre, regrettant que Macon ne soit plus là pour me voler cette vision nocturne. J’ai regretté qu’il ne soit plus là pour bien d’autres raisons.
Fermant les yeux, j’ai essayé de me concentrer, de déceler la présence de Lena. Je savais déjà qu’elle ne serait pas là, cependant. Je sentais quand elle s’éloignait, ce qui se produisait la plupart du temps, à présent.
— Si tu te débrouilles pour être en retard à ton dernier examen, a de nouveau crié Amma depuis le rez-de-chaussée, tu seras consigné dans ta chambre et mis au pain et à l’eau tout l’été, compte sur moi pour y veiller !
Lucille Ball me contemplait depuis le pied de mon lit, à l’instar de la plupart des matins désormais. Après qu’elle avait daigné apparaître sur notre véranda, je l’avais rapportée à tante Charity. Mais, le lendemain, nous l’avions retrouvée au même endroit. Par la suite, tante Prue avait persuadé ses frangines qu’il s’agissait là d’une désertion inacceptable, et Lucille avait emménagé chez nous. Qu’Amma l’y autorise m’avait plutôt étonné, avant qu’elle me donne ses raisons, bien particulières :
— Un chat dans une maison, ça ne peut pas faire de mal. Ces bêtes voient ce qui échappe aux humains. Les ceusses de l’Autre Monde, par exemple, quand ils retraversent la frontière. Les bons comme les mauvais. Et puis, elles nous débarrassent des souris.
Apparemment, Lucille était le double d’Amma, version règne animal.
Sous la douche, l’eau chaude a tout effacé. Sauf la cicatrice. J’ai eu beau augmenter la température, mon cerveau a continué à divaguer, emmêlé entre les rêves, le poignard, le rire…
Mon examen de littérature.
Zut !
Je m’étais endormi sans avoir fini de réviser. Si j’échouais, je redoublerais cette matière – avoir suivi les cours du côté de l’œil valide de la mère English n’y changerait rien. Ce semestre, mes notes n’avaient pas été brillantes ; pour être exact, j’étais aussi nul que Link. C’en était terminé de mes bonnes vieilles habitudes de fainéant qui n’en fiche pas une rame, mais s’en sort. L’histoire était déjà une épée de Damoclès au-dessus de ma tête, depuis que Lena et moi avions séché la reconstitution obligatoire de la bataille de Honey Hill, le jour de ses seize ans. Si je plantais la littérature, je serais condamné à me taper des cours de rattrapage tout l’été dans un bahut si vétuste qu’il n’avait même pas l’air conditionné ; ou alors, je devrais repiquer ma seconde. Tel était le problème particulier que tout esprit pensant aurait dû se préparer à peser aujourd’hui. Belle assonance, non ? Ou était-ce une consonance ? Merde, j’étais fichu.
C’était le cinquième méga petit déjeuner d’affilée. Nous étions en pleine session finale, et Amma considérait qu’il existait une corrélation directe entre mes performances et les quantités de nourriture que j’ingurgitais. Depuis le lundi, j’avais avalé l’équivalent de mon poids en œufs au bacon. Pas étonnant que j’aie mal à l’estomac et que je fasse des cauchemars. Enfin, c’est ce dont j’ai tenté de me convaincre. J’ai tapoté mon assiette du bout de ma fourchette.
— Encore des œufs ?
Amma m’a jeté un coup d’œil soupçonneux.
— Je ne sais pas ce que tu mijotes, a-t-elle rétorqué, mais je ne suis pas d’humeur. Alors, je te conseille de ne pas mettre ma patience à l’épreuve aujourd’hui, Ethan Wate.
Pas question que je me risque à discuter avec elle. J’avais suffisamment d’ennuis comme ça. Mon père a débarqué d’un pas nonchalant dans la cuisine et a ouvert un placard pour y prendre ses céréales.
— N’embête pas Amma, m’a-t-il dit. Tu sais bien qu’elle n’aime pas ça. Ce gamin est un vrai R.U.S.T.A.U.D., a-t-il ajouté en agitant sa cuiller sous le nez de notre gouvernante. Autrement dit…
Le fusillant du regard, elle a violemment refermé la porte du placard.
— Continue à fouiller dans mes armoires, Mitchell Wate, et je n’hésiterai pas à te tanner les fesses !
Il a éclaté de rire, et j’aurais juré avoir aperçu l’ombre d’un sourire étirer les lèvres de la vieille femme. Mon fou de père avait commencé à ressusciter l’ancienne Amma. Le moment a été fugace, disparaissant comme une bulle de savon éclate, mais je ne l’avais pas inventé. Les choses étaient en train de changer.
J’avais encore du mal à m’habituer à voir mon père debout de bon matin en train de se verser des céréales et de discuter. Il paraissait inconcevable que ma tante l’ait fait interner à Blue Horizons quatre mois auparavant. Bien qu’il ne soit pas franchement un homme neuf, contrairement à ce qu’avait professé Caroline, force m’était d’admettre que je le reconnaissais à peine. S’il ne me fabriquait toujours pas de sandwichs à la salade de poulet, il sortait de plus en plus souvent de son bureau et, parfois, de la maison. Marian avait manœuvré pour lui décrocher un poste de prof invité au département de littérature de l’université de Charleston. Certes, le car transformait un trajet de quarante-cinq minutes en périple de deux heures, car il était exclu de laisser mon père aux commandes de l’artillerie lourde. Pas encore en tout cas. N’empêche, il semblait presque heureux. Relativement du moins, pour un type qui avait passé des mois terré dans son bureau à gribouiller comme un dément. Il faut dire que le défi n’était pas très difficile à relever.
Si les choses étaient susceptibles d’évoluer à ce point dans son cas, si Amma souriait, il y avait peut-être de l’espoir en ce qui concernait Lena.
Non ?
L’instant de grâce s’est cependant dissipé, et Amma a repris le sentier de la guerre. Je l’ai lu sur ses traits. S’asseyant à côté de moi, mon père a versé du lait dans son bol de céréales. Amma s’est essuyé les mains sur son tablier.
— Prends plutôt des œufs, Mitchell. Les céréales, ça ne vaut rien, comme petit déjeuner.
— Bonjour à toi, ô Amma ! a-t-il répondu avec un sourire.
Le même, j’étais prêt à le parier, que celui qu’il lui adressait, enfant. Avec un regard torve dans sa direction, elle a planté un verre de lait chocolaté près de mon bras, bien que j’aie quasiment cessé d’en boire.
— Tu parles d’une bonne journée, a-t-elle bougonné en déposant un énorme morceau de bacon sur mon assiette. (Pour elle, j’aurais toujours six ans.) Tu as une tête de déterré, a-t-elle enchaîné à mon adresse. Si tu veux réussir tes examens, ce qu’il te faut, c’est des nourritures intellectuelles.
— Oui, madame, ai-je docilement acquiescé.
J’ai avalé le verre d’eau qu’elle avait servi à mon père. Elle a brandi sa cuiller en bois percée d’un trou, celle à la sinistre réputation, celle que j’appelais la Menace du Cyclope. Dans mon enfance, lorsque j’avais eu le malheur de me montrer effronté envers elle, c’est avec ça qu’elle me pourchassait dans toute la maison. Naturellement, elle ne m’avait jamais frappé. L’esquiver était un jeu.
— Et tu as intérêt à n’en rater aucun, a-t-elle poursuivi. Je ne te permettrai pas de suivre des cours de rattrapage cet été en compagnie des mômes Petty. Tu te décrocheras un petit boulot, comme prévu. Le désœuvrement mène tout droit aux bêtises, or tu en as largement ton compte.
Elle a ponctué cette dernière remarque d’un reniflement dédaigneux en agitant sa cuiller. Hilare, mon père a étouffé un rire. J’imagine qu’Amma lui avait sorti une tirade identique au même âge.
— Oui, madame, ai-je répété.
Un avertisseur de voiture a retenti, accompagné par bien trop de basses – typiques de La Poubelle –, et j’ai attrapé mon sac à dos avant de détaler, salué par de grands moulinets de cuiller.
Me glissant sur le siège passager, j’ai baissé la vitre. Bonne-maman avait été fidèle à sa parole, et Lena avait réintégré le lycée une semaine plus tôt afin de terminer son année scolaire. Le jour de son retour, j’avais été la chercher à Ravenwood, m’arrêtant même en chemin au Stop & Steal afin d’y acheter l’un de leurs fameux beignets. Malheureusement, le temps que j’arrive à destination, Lena était déjà partie. Depuis, elle allait au bahut de son côté, et moi avec Link, dans La Poubelle.
Link a baissé le volume de la musique assourdissante qui perforait les tympans de tout le quartier.
— Ne me fais pas honte à l’école, Ethan Wate ! a crié Amma depuis le perron. Et toi, Wesley Jefferson Lincoln, arrête-moi ce boucan ! Avec un vacarme pareil, mes rutabagas vont faner !
Link a répondu d’un coup de Klaxon. Amma a abattu la Menace du Cyclope sur la rambarde de la véranda, a posé les poings sur ses hanches et s’est adoucie.
— Si vous travaillez bien, vous deux, je vous préparerai peut-être une tarte.
— Aux pêches de Gatlin, madame ?
— Pourquoi pas ? a acquiescé Amma en fronçant le nez.
Elle aurait préféré mourir plutôt que de le reconnaître, mais, au fil des années, Amma avait fini par éprouver de la tendresse pour Link. Ce dernier mettait ça sur le compte de la compassion qu’elle avait ressentie après que Sarafine s’était emparée de l’enveloppe charnelle de sa mère pour tenter de mener à bien ses projets. En vérité, ça n’avait rien à voir. Amma avait de la peine pour lui.
— Ça me tue que ce garçon vive avec cette bonne femme ! avait-elle déclaré la semaine passée en enveloppant une part de gâteau aux noix de pécan pour lui. Il serait mieux élevé par une meute de loups.
Me regardant, Link s’est marré.
— Que la mère de Lena ait causé des ennuis à la mienne est la meilleure chose qui me soit arrivée. Je n’ai jamais autant bouffé de pâtisserie d’Amma.
Voilà qui constituait à peu près son seul commentaire à propos de l’anniversaire catastrophique de Lena. Il a appuyé sur le champignon, et La Poubelle a démarré en trombe. Inutile de préciser que nous étions en retard, comme d’habitude.
— Tu as bossé la littérature ? ai-je demandé.
Plus pour la forme qu’autre chose, dans la mesure où je savais que Link n’avait pas ouvert un bouquin depuis la sixième.
— Nan. Je copierai sur quelqu’un.
— Qui ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Quelqu’un de plus malin que toi.
— Ah ouais ? La dernière fois que tu as pompé sur Jenny Masterson, vous avez tous les deux récolté un sept sur vingt.
— Je n’ai pas eu le temps de réviser, j’écrivais une chanson. On la jouera peut-être à la foire du comté. Écoute-moi ça.
Il s’est mis à chanter sur la musique. C’était bizarre de l’entendre fredonner sur sa propre voix. « La fille à la sucette est partie sans un mot, j’ai crié son nom mais elle ne m’a pas entendu. » Génial ! Encore un morceau consacré à Ridley. Je n’aurais pas dû être surpris, puisqu’il n’avait rien écrit qui ne parlât d’elle depuis quatre mois. Je commençais à me dire qu’il ne se remettrait jamais de cette aventure avec la cousine de Lena, qui ne ressemblait en rien à cette dernière. Ridley était une Sirène et se servait de son talent de persuasion pour obtenir ce qu’elle voulait d’un seul coup de langue sur son éternelle sucette. Durant un petit moment, Link avait été sa proie. Bien qu’elle l’ait manipulé avant de jouer les filles de l’air, il ne l’oubliait pas. Ce que j’étais mal placé pour lui reprocher. Il était sûrement difficile d’être amoureux d’une Enchanteresse des Ténèbres. C’était déjà drôlement ardu avec une Enchanteresse de la Lumière.
J’ai pensé à Lena, en dépit du rugissement assourdissant, jusqu’à ce que la voix de Link disparaisse, noyée par Dix-sept Lunes. Un nouveau couplet.
Dix-sept lunes, dix-sept tours,
Yeux noirs brûlants comme un four,
Le temps presse, une encore plus,
Dans le feu la lune est mue…
Le temps pressait ? Qu’est-ce que ça signifiait ? La Dix-septième Lune de Lena n’aurait pas lieu avant huit mois. En quoi le temps pressait-il, maintenant ? Et qui était cette « une » ? Et ce feu ?
Link m’a donné un coup sur la tête, et la chanson s’est tue. Il hurlait sur sa musique.
— Si je parviens à atténuer le tempo, ça va faire un tube !
Je l’ai dévisagé avec des yeux ahuris, ce qui m’a valu une seconde taloche.
— Remets-toi, mec, ce n’est qu’un exam. T’as l’air aussi cinglé que mam’zelle Dingo, la dame canon de la cantine.
Le pire, c’est qu’il ne croyait pas si bien dire.
Lorsque La Poubelle s’est garée sur le parking de Jackson, je n’ai pas eu l’impression que c’était le dernier jour de l’année scolaire. D’ailleurs, ça ne l’était pas pour les élèves de terminale. Eux auraient droit à leur cérémonie de remise des diplômes le lendemain, ainsi qu’à une bringue qui durerait toute la nuit et qui, d’ordinaire, permettait à plus d’un de découvrir les joies du coma éthylique. Mais nous, les secondes, de même que les premières, un examen seulement nous séparait de la liberté.
Savannah et Emily sont passées devant nous sans daigner nous accorder un regard. Leurs jupes courtes étaient encore plus mini que d’habitude, et nous avons aperçu des bretelles de maillot de bain qui pendouillaient sous leurs débardeurs échancrés. Dégradé multicolore et vichy rose.
— Vise-moi ça, a dit Link, ravi. La saison des bikinis est ouverte.
J’avais failli oublier. Un test ce matin, puis l’après-midi au lac. L’élite du bahut mettait son maillot sous ses vêtements, car l’été ne démarrait officiellement qu’après une première baignade dans le lac Moultrie. Les mômes de Jackson avaient leur endroit réservé, au-delà de la péninsule de Monck, là où le lac devenait large et profond comme un océan. Abstraction faite des poissons-chats et des algues marécageuses, nager dans ces eaux ressemblait à piquer une tête dans la mer. L’an passé, j’y étais allé dans la camionnette du frère d’Emory, installé sur le plateau arrière avec Emily, Savannah, Link et la moitié de l’équipe de basket. Mais ça, c’était l’année dernière.
— Tu vas y aller ? m’a demandé Link.
— Des clous !
— J’ai un maillot de rab dans La Poubelle, si tu veux. Mais il n’est pas aussi chouette que ce chéri.
Sur ce, il a remonté son tee-shirt afin de me montrer son short de plage, un machin orange vif à carreaux jaunes. Aussi discret que lui.
— Sans moi, ai-je persisté.
Il avait deviné l’origine de ma défection. De mon côté, je me suis refusé à la formuler. Il fallait que je me comporte comme si tout roulait. Comme si Lena et moi ne traversions pas des moments difficiles. Sauf qu’il n’a pas renoncé.
— Je suis sûr qu’Emily te prêtera la moitié de sa serviette.
C’était une blague. Lui comme moi savions que ce ne serait pas le cas. Même si le défilé compassionnel s’était estompé, à l’instar de la campagne de haine. J’imagine que Lena et moi avions cessé d’être des cibles faciles et, à force, ils n’en avaient pas tiré plus de plaisir qu’un chasseur abattant un éléphant dans un couloir.
— Fiche-moi la paix !
Cessant d’avancer, Link a fait mine de me retenir. Je l’ai repoussé avant qu’il ait pu commencer à plaider sa cause. Je savais d’avance ce qu’il allait dire et, pour ce qui me concernait, la discussion était close avant même d’avoir débuté.
— Allez, quoi ! a-t-il néanmoins insisté. D’accord, son oncle est mort. Mais il serait temps que vous cessiez l’un et l’autre de vous comporter comme si vous étiez encore à l’enterrement. Tu l’aimes, OK. N’empêche…
Il n’a pas osé poursuivre, bien que nous pensions tous les deux à la même chose. Il n’en parlait pas, parce qu’il était Link, celui qui mangeait avec moi à la cafète quand tout le monde m’avait banni.
— Tout va bien.
Le problème allait se résoudre. Bien obligé. J’ignorais comment survivre sans elle.
— C’est dur d’assister à ça, mec. Elle te traite comme…
— Comme quoi ?
Ma question était un défi. Mes doigts se sont recroquevillés en deux poings. Je guettais un prétexte, n’importe lequel. J’étais sur le point d’exploser, il fallait que je me défoule sur quelque chose.
— Comme les filles me traitent, moi, d’habitude.
Je crois qu’il attendait que je lui en colle une. Il le désirait peut-être, si ça se trouve, du moment que ça me rendait service. Il a haussé les épaules, je me suis détendu. Link était Link, que j’aie ou non envie de le massacrer, parfois.
— Désolé, mon pote.
Il a eu un petit rire tout en s’éloignant dans le couloir d’un pas un peu plus rapide que d’ordinaire.
— Pas de souci, Dingo !
Tandis que je grimpais les marches menant à mon inévitable damnation, j’ai senti une bouffée de solitude familière. Link avait sans doute raison. J’ignorais combien de temps encore les choses allaient tenir comme ça avec Lena. Tout avait changé. Si même Link s’en apercevait, force m’était d’admettre la vérité à mon tour. Mon ventre s’est remis à être douloureux, et je me suis attrapé le flanc, comme s’il m’était possible d’évacuer la souffrance en pressant dessus.
Où es-tu, L ?
Je me suis glissé derrière mon pupitre juste à l’instant où sonnait la cloche. Lena était assise au bureau voisin du mien, du côté de l’œil valide. Comme toujours. Sauf qu’elle ne se ressemblait plus.
Elle était habillée d’un tricot de peau à col en V trop grand pour elle, d’une jupe noire plus courte de plusieurs centimètres que celle qu’elle aurait mise trois mois auparavant. On la voyait à peine sous le maillot de corps qui avait appartenu à Macon. Je ne remarquais presque plus qu’elle lui empruntait ses affaires. Accrochée à une chaîne qu’elle portait aussi au cou, elle arborait également sa bague, celle qu’il avait eu coutume de tourner autour de son doigt lorsqu’il réfléchissait. La chaîne était neuve, et la bague côtoyait l’anneau de ma mère. L’ancienne s’était brisée la nuit de son anniversaire et s’était perdue quelque part dans les cendres. Je lui avais offert ce cadeau par amour, mais je n’étais plus très sûr qu’elle le vît ainsi maintenant. Pour une raison qui lui était propre, Lena transbahutait nos fantômes, les siens et les miens, refusant de se séparer d’un seul d’entre eux. Ma défunte mère, son défunt oncle, pris dans des cercles d’or, de platine et d’autres métaux précieux, suspendus au-dessus de son collier de colifichets et cachés sous les couches de coton qui ne lui appartenaient pas.
La mère English distribuait déjà les sujets. Elle n’a pas eu l’air très amusée en constatant que la moitié de la classe était en tenue de plage ou équipée d’une serviette de bain. Les deux, dans le cas d’Emily.
— Cinq réponses courtes, dix points par réponse, questions à choix multiple, vingt-cinq points, et dissertation, vingt-cinq également. Désolée, pas de Boo Radley[14] cette fois. Nous nous concentrons sur L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Ce n’est pas encore les vacances, mes amis.
Nous avions étudié Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur à l’automne. Ça m’a rappelé la première apparition de Lena en cours, avec à la main son vieil exemplaire abîmé.
— Boo Radley est mort, madame English. D’un pieu en plein cœur.
Si je n’ai pas identifié celle qui avait ainsi répondu, une des filles assises au dernier rang en compagnie d’Emily, j’ai compris, comme tout le monde, l’allusion à Macon. Le commentaire visait Lena, exactement comme au bon vieux temps. Je me suis tendu, cependant qu’une vague de rires secouait l’assistance. Je m’attendais à ce que les fenêtres se fracassent, un truc dans le genre, mais rien ne s’est produit, pas même une fissure. Lena n’a pas réagi. Soit elle n’écoutait pas, soit elle se fichait désormais des autres.
— Je parie que ce Vieux Fou de Ravenwood n’est même pas au cimetière. Son cercueil est sûrement vide. Pour peu qu’il en ait un.
Pour le coup, la voix était assez forte pour que la prof dirige son bon œil vers le fond de la salle.
— Boucle-la, Emily ! ai-je sifflé.
Cette fois, Lena s’est retournée vers la peste. Il n’a suffi que de cela – un seul regard. Emily a plongé le nez sur sa feuille d’examen, comme si elle savait ce dont parlait Jekyll et Hyde. Aucune de ces pestes ne désirait ouvrir les hostilités avec Lena, elles voulaient juste colporter des ragots. Lena était le nouveau Boo Radley. Je me suis demandé ce que Macon aurait eu à en dire.
Je m’interrogeais toujours quand, au fond de la classe, quelqu’un a hurlé :
— Au feu ! À l’aide !
Emily brandissait son sujet qui, en effet, se consumait entre ses mains. Elle l’a lâché sur le linoléum sans cesser de brailler. S’emparant de son gilet posé sur le dossier de sa chaise, Mme English s’est ruée vers elle, virevoltant afin de pouvoir utiliser son œil valide. Trois bons coups de gilet, et le feu s’est éteint, réduit à une feuille noire et fumante sur une tache noire et fumante au sol.
— J’vous jure que c’était une espèce de combussion spotanée ! s’est écriée Emily. Ce truc s’est enflammé tout seul, pendant que j’écrivais.
La prof a ramassé un briquet noir et luisant sur son pupitre.
— Vraiment ? a-t-elle riposté. Prenez vos affaires. Vous expliquerez tout cela au proviseur Harper.
Emily est sortie en rage, tandis que la mère English reprenait sa place à l’avant de la classe. Quand elle est passée près de moi, j’ai vu que le briquet était frappé d’un croissant de lune argenté. Lena est retournée à son examen. J’ai contemplé son tricot de corps trop grand, le collier qui sonnaillait dessous. Ses cheveux étaient remontés en un drôle de chignon, une de ces nouveautés qu’elle ne s’était pas donné la peine de m’expliquer. J’ai enfoncé mon crayon dans son flanc. Cessant d’écrire, elle m’a regardé en m’adressant un demi-sourire forcé, le maximum qu’elle parvenait à s’arracher ces derniers temps. Je lui ai souri à mon tour, mais elle s’était déjà replongée dans son travail, à croire qu’elle préférait s’interroger sur les assonances et sur les consonances plutôt que de s’intéresser à moi. Comme si le spectacle que j’offrais lui était douloureux ou, pire, comme si elle n’avait tout bonnement pas envie de me voir.
À la sonnerie, Jackson s’est transformé en mardi gras. Les filles se sont débarrassées de leurs débardeurs pour courir à travers le parking en bikinis. On a vidé les casiers, jeté les cahiers de texte à la poubelle. Les bavardages ont muté en cris puis en braillements, tandis que les secondes devenaient premières, et les premières terminales. Les élèves obtenaient enfin ce dont ils avaient rêvé toute l’année : la liberté et un nouveau départ.
Tous, excepté moi.
Avec Lena, je me suis rendu sur le parking. Son sac se balançait au rythme de sa démarche et, à un moment, nous nous sommes frôlés. J’ai senti la même décharge électrique que plusieurs mois auparavant, mais elle était froide. Lena s’est écartée, m’évitant.
— Alors, comment ça s’est passé ? ai-je demandé pour faire la conversation, comme si nous étions deux inconnus.
— Quoi donc ?
— L’exam de littérature.
— Je pense l’avoir raté. Je n’ai pas lu grand-chose de ce que nous étions censés lire.
Difficile à imaginer, surtout qu’elle avait répondu sans faillir à toutes les questions quand nous avions étudié Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.
— Ah ouais ? Moi, j’ai cartonné. J’avais piqué un exemplaire du test dans le bureau de la mère English la semaine dernière.
Un beau mensonge. J’aurais préféré redoubler plutôt que voler, fruit de l’éducation dispensée par Amma. De toute façon, Lena ne m’écoutait pas. J’ai agité ma main sous ses yeux.
— L ? Tu es avec moi ?
J’aurais voulu lui raconter le rêve. Mais, pour ça, il aurait d’abord fallu qu’elle prenne conscience de ma présence.
— Pardon. Je suis préoccupée.
Elle a regardé ailleurs. Si la réaction était maigre, c’était plus que ce à quoi j’avais eu droit depuis des semaines.
— Par quoi ?
Elle a tergiversé.
— Rien.
Rien de bon ou rien dont tu puisses parler ?
Elle s’est arrêtée pour se tourner vers moi, refusant de me laisser entrer dans ses pensées.
— Nous déménageons de Gatlin, m’a-t-elle annoncé. Toute la famille.
— Hein ?
Je ne l’avais pas vue venir, celle-là. Au demeurant, Lena l’avait sûrement fait exprès. Elle m’avait tenu à distance de l’endroit où les choses se passaient et des émotions qu’elle n’avait pas envie de partager. Je m’étais seriné qu’elle avait besoin de temps. Sans piger que c’était de temps loin de moi dont il s’agissait.
— Je ne voulais pas t’en parler. Ce n’est que pour quelques mois.
— Est-ce que c’est lié à…
L’angoisse familière a pesé sur mon estomac comme du plomb.
— Non, ça n’a rien à voir avec elle, a répondu Lena en baissant les yeux. Bonne-maman et tante Del estiment qu’en quittant Ravenwood, j’y penserai moins. Que je penserai moins à lui.
« En te quittant. » Telle a été mon interprétation.
— Ça ne fonctionne pas comme ça, Lena.
— Quoi ?
— Ce n’est pas en t’enfuyant que tu oublieras Macon.
Elle s’est tendue sitôt que j’ai eu prononcé le prénom.
— Tiens donc ! C’est ce que ton manuel affirme ? J’en suis où ? À la cinquième étape ? La sixième au mieux ?
— À ton avis ?
— Je vais t’en donner une, moi, d’étape : oublie tout et file tant que tu en as la possibilité. Tu la colles où, celle-là ?
Je l’ai dévisagée.
— Tu souhaites vraiment t’en aller ?
Elle a joué avec son collier, effleurant les pans ténus de notre histoire, les choses que nous avions faites et vues ensemble. Elle tordait la chaîne avec tant de force que, un instant, j’ai eu peur qu’elle ne la casse.
— Je n’en sais rien, a-t-elle fini par répondre. Une partie de moi a envie de décamper pour ne plus jamais revenir, une autre trouve l’idée insupportable, parce qu’il aimait Ravenwood et qu’il me l’a légué.
Et c’est la seule raison ?
J’ai attendu, à l’affût de l’aveu qu’elle ne désirait pas me quitter non plus.
En vain.
J’ai changé de sujet.
— C’est peut-être pour ça que nous rêvons de cette fameuse nuit.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
J’avais capté son attention.
— Notre rêve d’hier soir, celui de ton anniversaire. Enfin, ça ressemblait à ton anniversaire, sauf au moment où Sarafine me tuait. Ça avait l’air tellement réel. Je me suis réveillé avec ça.
J’ai soulevé mon tee-shirt, et elle a fixé la cicatrice rose et boursouflée qui formait une ligne en zigzag sur mon abdomen. J’ai cru qu’elle allait s’évanouir. Elle a blêmi, l’air complètement affolé. C’était la première fois depuis des semaines qu’elle manifestait une émotion quelconque en ma présence.
— J’ignore ce dont tu parles. Je n’ai pas rêvé, cette nuit.
À sa façon de le dire, à son expression, j’ai deviné qu’elle ne mentait pas.
— Bizarre. D’habitude, ça marche pour tous les deux en même temps.
Je m’incitais au calme, alors que mon cœur battait la chamade. Nous avions partagé des songes identiques avant même de nous rencontrer. Ils avaient été à l’origine des visites nocturnes de Macon dans ma chambre – il avait cherché à me voler les pans de visions oniriques qu’il voulait cacher à Lena. Par la suite, il avait révélé que le lien entre nous était si puissant que Lena rêvait mes rêves. Si ce n’était plus le cas, que fallait-il en conclure de notre lien ?
— C’était la nuit de ton anniversaire, tu m’appelais, ai-je insisté. Sauf que, quand je suis arrivé sur le toit de la crypte, c’était Sarafine qui m’y attendait, armée d’un poignard.
Lena a paru sur le point de vomir. J’aurais sans doute dû m’arrêter là, mais ça a été plus fort que moi. Il fallait que je poursuive, sans même savoir pourquoi.
— Que s’est-il exactement passé cette nuit-là, L ? Tu ne me l’as jamais dit. C’est peut-être pour ça que j’en rêve aujourd’hui.
Je ne peux pas, Ethan. Ne m’y oblige pas.
J’en suis resté comme deux ronds de flan. Elle était de retour dans ma tête, elle communiquait de nouveau par le Kelting. J’ai tenté de forcer la porte, de la pousser de quelques centimètres, de réintégrer ses pensées à elle.
Et si nous en discutions ? J’ai besoin que tu me parles.
Quoi qu’elle ressente en cet instant, elle a décidé de ne plus y réfléchir. La porte s’est refermée en claquant, séparant nos esprits.
— Tu sais très bien ce qui s’est passé, a-t-elle rétorqué. Tu es tombé en essayant d’escalader la crypte et tu t’es assommé.
— Mais qu’est devenue Sarafine ?
Lena a tiré sur la bride de son sac.
— Aucune idée. Nous étions au beau milieu d’un incendie, je te rappelle.
— Elle a donc disparu purement et simplement ?
— Je l’ignore. La fumée et les flammes m’aveuglaient et, le temps que le brasier se calme, elle n’était plus là.
Je l’ai sentie sur la défensive, comme si je l’avais, d’une façon ou d’une autre, mise en accusation.
— Et puis, a-t-elle repris, pourquoi en fais-tu tout un plat ? Tu as rêvé, pas moi. Et alors ? Ce truc est différent des précédents. Ça ne signifie rien de spécial.
Elle s’est remise à marcher. Lui bloquant le chemin, j’ai soulevé une nouvelle fois mon tee-shirt.
— Comment expliques-tu ça, alors ?
La balafre paraissait fraîche, cicatrisée il y a peu. Lena a écarquillé les yeux, et le soleil de ce premier jour d’été s’est reflété dedans. Leur couleur noisette avait des éclats dorés. Elle n’a pas pipé mot.
— Et la chanson ? ai-je insisté. Elle a changé. Je sais que tu l’entends, toi aussi. « Le temps presse » ? Est-ce que nous allons enfin aborder ce sujet ?
Elle a commencé à reculer – sa façon de me répondre, j’imagine. Ça m’était désormais égal, plus rien n’avait d’importance : à présent que j’étais lancé, il était exclu que je m’arrête.
— Il se trame quelque chose, non ?
Elle a secoué la tête.
— Qu’est-ce que c’est ? Lena…
À cet instant, Link m’a interrompu en nous rejoignant. Il m’a flanqué un coup de serviette dans les jambes.
— On dirait bien que personne n’ira au lac aujourd’hui à part vous deux ! a-t-il lancé.
— Pardon ?
— Vise un peu les pneus, ô Grand Indigné ! Ils ont tous été crevés. Même ceux de La Poubelle.
— Quoi ?
Gros Lard, le flic du bahut chargé de traquer ceux qui séchaient les cours, allait prendre son pied. J’ai fait le compte du nombre de bagnoles garées ici. Il y en avait assez pour que l’affaire remonte jusqu’à Summerville, peut-être même jusqu’au bureau du shérif. Un vandalisme de cette ampleur dépassait largement les compétences de Gros Lard.
— Toutes les caisses y ont eu droit, sauf celle de Lena, a enchaîné Link en désignant le coupé.
J’avais encore du mal à accepter qu’il s’agissait de sa voiture. En tout cas, c’était l’émeute sur le parking. Savannah était pendue à son téléphone portable, Emily enguirlandait Eden Westerly. L’équipe de basket et ses groupies étaient coincées.
— Je ne te reproche rien en ce qui les concerne, mais tu étais obligée de t’en prendre à La Poubelle ? a demandé Link à Lena en lui donnant un coup d’épaule.
Je l’ai fixée. Elle s’était pétrifiée.
Lena ? C’est toi ?
— Je n’ai rien à voir là-dedans, a-t-elle soufflé.
Quelque chose clochait. L’ancienne Lena nous aurait arraché la tête pour avoir seulement suggéré sa responsabilité.
— Tu crois que c’est Ridley ou…
Je me suis tu, ne tenant pas à prononcer le nom de Sarafine devant Link.
— Non, pas Ridley, a répondu Lena d’une voix transformée, hésitante. Crois-le ou non, elle n’est pas la seule à détester les Mortels.
Je l’ai contemplée avec des yeux ronds. C’est Link qui a posé la question qui me brûlait la langue.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais.
Par-dessus le chaos ambiant, un moteur a soudain rugi. Un type à moto en tee-shirt noir a sinué entre les voitures, crachant de la fumée à la tronche des cheerleaders furibondes avant de disparaître sur la route. Comme le conducteur portait un casque, il était impossible de l’identifier autrement que par sa Harley. Mon ventre s’est noué, car l’engin ne m’était pas inconnu. Où l’avais-je croisé ? Personne ne possédait de bécane, au lycée. Ce qui s’en rapprochait le plus était le quad de Hank Porter, qui ne fonctionnait plus depuis qu’il s’en était servi lors de la dernière fête organisée par Savannah. Du moins, c’est ce qu’on m’avait raconté, puisque je n’avais plus l’honneur d’être invité à ces pince-fesses.
Quant à Lena, elle avait l’air d’avoir rencontré un fantôme.
— Filons ! a-t-elle décrété.
Elle s’est dirigée vers sa voiture à une telle allure qu’elle semblait courir.
— Pour aller où ? ai-je protesté en essayant de la rattraper, tandis que Link trottinait sur mes talons.
— N’importe où, sauf ici.